Moi, Camille

Pour cette première publication depuis de longs mois… (j’espère pouvoir reprendre à un rythme plus soutenu, l’envie d’écrire revient tout doucement), je vous fais partager le texte que j’ai écrit à l’occasion de la performance d’écriture annuelle organisée par l’Alliance française de Genève, et qui s’est déroulée ce samedi soir. À partir de 3 « inspirations », nous avions 3 heures pour écrire un texte d’une page maximum. Les textes sélectionnés par un jury seront publiés sur le site de l’Alliance française dans quelques semaines.

Voici le mien.

Moi, Camille, j’ai toujours été une fille, quoi qu’en dise ma carte d’identité, l’appendice pendant entre mes jambes, la couleur bleue de mes bodys, celle du papier peint de ma chambre, du bleu tout autour de moi, comme pour enfoncer le clou, du bleu partout

Moi, Camille, j’ai toujours été à ma place en compagnie des femmes, ma mère, ma grand-mère, mes tantes, mes cousines, toutes celles que je considérais comme mes semblables sans pouvoir l’exprimer

Moi, Camille, on a bien essayé de me transformer en parfait petit gars, de me modeler en fonction des passions jugées normales pour quelqu’un de mon sexe, j’ai eu mon lot de camions de pompier, des déguisements de policier, avec matraque incluse, de stages de football, de karaté

Moi, Camille, je regardais en rêvant mes camarades jouant à la marelle ou faisant la démonstration de leurs jupes de princesse qui tournoyaient

Moi, Camille, j’aurais tant aimé avoir aussi des robes qui tournaient et de jolies sandales, mais ce n’était pas correct, et arrête de voler les vêtements de maman, Camille, tu es ridicule, c’est pas mardi gras

Moi, Camille, je ne volais rien, pourtant, je ne jouais aucun rôle, sauf quand je me forçais à sourire quand on vantait ma musculature, quand on me comparait avec mon père

Moi, Camille, j’aurais aimé être aussi jolie que maman, j’aurais aimé qu’on me complimente pour mes beaux cheveux, toujours coupés trop courts même quand je faisais des caprices chez le coiffeur, même quand j’éclatais en sanglots en voyant les longues mèches s’écrouler au sol

Moi, Camille, j’ai voulu mourir quand mon corps s’est transformé, que ma voix a mué, que d’horribles poils sont venus encombrer le tour de ma bouche. Être un garçon, je pouvais presque le supporter, mais être un homme, jamais. Ce jour-là, mon père m’a proposé fièrement de me prêter son rasoir, et j’ai eu peur de ce que j’en ferais si j’acceptais, alors j’ai fui. Ce jour-là, j’ai couru jusqu’à ce que mes poumons me brûlent, jusque dans la rue où j’ai failli renverser une vieille dame penchée sur ses sacs de course. Surprise, elle s’est exclamée : « Où cours-tu comme ça, jeune fille ? ». Je l’aurais embrassée. Elle ne saura jamais à quel point elle m’a sauvée.

Moi, Camille, j’ai 19 ans aujourd’hui et je sors de la sous-préfecture. Je retourne ma nouvelle carte d’identité dans mes mains, j’ai encore un peu de mal à le croire. Je lis et relis les informations. Camille Lambert, nationalité française, née le 10 juin 2002. Sexe : féminin.

Moi, Camille, je suis enfin celle que j’ai toujours été.

Albert

Le point de départ de cette consigne était de partir de trois titres de livres empilés, comme vous le verrez sur l’image, sans les séparer, et de continuer l’histoire…

Dans la forêt, au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, j’ai perdu Albert. Je ne peux pas donner d’indication plus précise, vous devrez vous contenter de cela. Voyez-vous, je dois absolument le retrouver. Je ne peux pas continuer sans lui. Je n’ai plus personne avec qui compter les étoiles. C’était lui qui me redonnait du courage pendant la longue marche. Il tenait éloignés les mauvais esprits, me protégeait des dangers, réels et imaginaires. Albert était une partie de moi, le seul vestige, à part ce maigre baluchon qui me lacère le dos, de mon passé et de mon pays. Nous sommes seuls chacun de notre côté, à présent. Je sens déjà qu’il m’échappe, je n’arrive plus à fixer son image dans ma mémoire. Les souvenirs que j’ai de lui me semblent à demi-inventés. Quel a été notre dernier tête-à-tête ? Je me revois distinctement lui raconter mon cauchemar de la nuit précédente, celui que nous connaissions tous deux par cœur, celui des cris, des flammes, des coups de mortier et du goût du sang que je retrouve dans ma bouche en me réveillant. Tellement de sang que le monde entier devient écarlate. Il m’écoutait patiemment, et nous attendions ensemble que mes pleurs sèchent. Nous venions de passer la frontière, et nous étions toujours là, indemnes. Je m’étais écroulé dix kilomètres au sud des barrages, et j’avais dormi, attendant le retour inexorable des mauvais rêves et le réveil en sueur, le cœur battant à tout rompre. J’ai dû laisser Albert là, en repartant. Comment ai-je pu l’oublier, lui qui m’était si fidèle ? Nous avions échappé au pire et j’ai dû relâcher mon attention pendant quelques secondes. Je me suis rendu compte de son absence quand j’ai fait une halte pour manger mon dernier gâteau sec. Je voyais la ville, et donc la fin de la longue marche, l’espoir d’une vie nouvelle, à quelques kilomètres seulement. « Nous y sommes presque », ai-je annoncé joyeusement à Albert. Il n’a pas répondu. J’ai fouillé désespérément mon sac, l’ai vidé et retourné plusieurs fois, suis reparti en arrière dans une course effrénée, mon regard balayant fiévreusement les alentours, mais il n’était plus là. J’avais perdu mon unique allié, mon seul compagnon. J’ai hurlé aussi fort que mes petits poumons de cinq ans le pouvaient, mais je n’ai pas pleuré. Albert n’était plus là pour sécher mes larmes. Alors, vous comprenez, vous devez m’aider à le retrouver. Il s’appelle Albert, c’est un ours brun. Il a une oreille en moins, mais j’y tiens beaucoup.

P.S. L’image, rognée, ne permet pas de lire totalement le nom des auteurs et des romans. Les voici donc (ce ne sont pas mes livres, donc je ne les ai pas [encore] lus) : Dans la forêt, de Jean Hegland ; Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, de Haruki Murakami et J’ai perdu Albert, de Didier Van Cauwelaeert… Bonne lecture !

Ah, le petit personnel !

La consigne de ce petit texte, imaginée par mon amie Sophie, était le suivant « Vous ne voulez plus entendre parler du… Pourquoi ? » Puis nous avons sélectionné un mot au hasard dans un livre, et nous sommes tombées sur « chauffeur »… Voici donc le témoignage de madame R., qui a souhaité rester anonyme.

Je ne veux plus entendre parler du chauffeur. Je vois bien, quand je croise son regard dans le rétroviseur, qu’il me juge. Il me demande « Où allons-nous, madame ? » et quand je réponds « Chez le coiffeur », je vois bien qu’il crève d’envie de me faire une remarque désobligeante sur ma mise en plis. L’autre jour, j’étais au téléphone avec une de mes amies, et il n’en a pas raté une miette. Il faisait mine de s’intéresser à la route, mais je ne suis pas dupe. J’ai baissé la vitre de séparation, mais il écoutait toujours, j’en suis sûre. Je jurerais même avoir entendu un petit ricanement quand j’ai passé ma commande chez la couturière et qu’elle m’a fait répéter trois fois mon tour de poitrine, pour les mesures. Ce n’est pas ce qu’il dit, il sait tenir sa langue, mais c’est la façon dont son regard s’attarde une seconde de trop sur mon décolleté, c’est la manière dont il m’a fait attendre une bonne demi-minute avant de venir m’accueillir avec un parapluie l’autre jour. Je n’ai jamais totalement récupéré ma permanente ! Et il prend de plus en plus d’assurance. Vendredi dernier, quand je suis revenue de chez Ladurée avec une boîte de 24 macarons, il a osé me demander si j’attendais du monde. Je me sens de plus en plus mal à l’aise en sa présence. Je vérifie toujours deux fois que ma tenue est bien assortie, que mon mascara ne coule pas, que mon tailleur n’est pas trop moulant, mais quand même suffisamment, que mes cheveux tiennent parfaitement en place et surtout que je n’ai pas de morceau de salade coincée entre les dents. Ça, je ne le supporterai pas.

Trésor caché

Augustin s’arrêta net. Impossible de se repérer dans ce fatras. Toute une vie était amoncelée dans cette pièce, que la vieille dame appelait « bureau » et qui en contenait effectivement pas un, mais trois. A croire que la famille s’était entendue pour y stocker tous les meubles dont ils ne voulaient plus. Il ouvrit les volets pour se donner plus de lumière, mais l’ampleur de la tâche ne lui apparut que plus clairement. Comment retrouver une simple feuille de papier dans ces hectomètres de déchets poussiéreux ? Il n’était pas asthmatique, mais sentait pourtant son nez le piquer. A droite trônait un vieux secrétaire. Il s’en approcha, décidant de commencer par là. Personne ne s’y était installé pour écrire depuis bien longtemps. Au mur était d’ailleurs collé un calendrier de l’année 1983. Il pendouillait, ne tenant que par un bout de scotch fatigué. Il fit le geste de le replacer, mais se ravisa, se disant qu’il risquait d’aggraver la situation. Et madame Mathilde détestait que l’on touche ses affaires. Si elle l’avait autorisé à pénétrer ici, c’était à condition qu’il ne « dérange » rien. Était-ce un trait d’humour ? Ou pensait-elle vraiment qu’on pouvait considérer ce fouillis comme digne d’être préservé ? Tous les meubles ici semblaient prêts à s’écrouler au moindre coup de vent. Et la crasse ! La poussière ! Les toiles d’araignée ! Un énorme éternuement lui échappa et il commença à avoir la nausée. Il fallait absolument qu’il sorte de là dès que possible. Mais pas sans avoir trouvé ce qu’il cherchait. Le tiroir du secrétaire était fermé, mais où était la clef ? Au milieu de ce bric-à-brac ? Ou bien perdue depuis longtemps ? Il se laissa tomber sur le fauteuil et celui-ci craqua, ce qui le fit bondir. Il se sentait de plus en plus nerveux. Et n’était-ce pas une souris qui l’épiait dans un coin de la pièce avec ses deux petits yeux noirs ? C’était ça, ou alors il était en train de devenir complètement parano. Au diable la vieille bique et ses directives, il lui fallait adopter une méthode plus frontale. Il se mit à secouer les livres posés à même le sol pour voir si quelque chose s’en échapperait. Rien ! Il éplucha les nombreuses feuilles traînant çà et là, non, non, et non ! Il ne la trouverait jamais. C’était peine perdue. Elle y tenait pourtant tellement, la vieille Mathilde, à sa recette familiale de tarte aux pommes, avec l’ingrédient secret, qu’elle avait oublié, comme tant d’autres choses, maintenant qu’elle avait pris ses quartiers à l’EHPAD…

Mes « après »

J’ai déjà évoqué les joggings d’écriture réalisés par mon fils aîné chaque jour depuis le début du CM1. Je l’ai accompagné cette semaine lors d’une consigne, « Fais la liste de tout ce que tu feras en sortant de chez toi ». Voici ma liste de l’après-confinement ou de l’après-tout-ça, des petites ou grandes choses que j’ai hâte de pouvoir faire à plus ou moins long terme. En attendant, prenez soin de vous et restez prudents.

Embrasser mes parents

Manger des cupcakes à la Magnolia Bakery

Écrire en groupe

Faire du sport autrement qu’en Facebook live

Organiser un barbecue avec des amis

Embrasser mes parents

Visiter une autre capitale à deux

Boire un café à une terrasse parisienne

Partir tous les six en croisière

Plonger dans la piscine et n’en ressortir qu’après mon kilomètre réglementaire

Embrasser mes parents

Aller chez le coiffeur (le chat domestique me dit dans l’oreillette qu’un tour chez l’esthéticienne serait également bienvenu, et je la remercie pour ce délicat rappel)

Organiser un autre barbecue

Ranger mes masques au fond du placard

Faire des projets

Embrasser mes parents

Manger dans un bon restaurant

Amener mes enfants à l’école sans me poser de questions

Fêter tous les anniversaires en retard

M’enfermer dans une salle obscure

Embrasser mes parents

Parler de la période actuelle au passé, comme on évoque une bataille durement gagnée

Un héros ordinaire

Chaque année, l’alliance française de Genève organise une « performance d’écriture » intitulée Écrivain d’un soir. Un samedi soir, à 21h, les personnes inscrites reçoivent trois propositions d’écriture et doivent renvoyer leur inspiration à minuit du même jour dernier délai.

Voici mon texte écrit à cette occasion en mars de cette année, « Un héros ordinaire ».

Il n’avait l’air de rien, pourtant. Il n’était ni très grand, ni très fort. Il n’était jamais sorti du lot, n’avait jamais brillé par son intelligence. Il n’était certainement pas beau. C’était un homme moyen, dans tous les sens du terme. Sa vie s’écoulait, jour après jour, sans que rien d’exceptionnel ne vienne la bousculer. Sa banalité le rendait invisible aux autres, et à lui-même. La plupart des gens ne cherchaient même pas à lire le prénom qui était inscrit sur son badge. Il était interchangeable, remplaçable. D’ailleurs, dans quelques années, il n’existerait plus. Des machines, plus performantes, moins coûteuses, commençaient déjà à remplacer ses pareils. Dans la longue file des robots en uniforme dont il faisait partie, il y avait désormais deux intrus, aux numéros 5 et 12. Le « libre-service » qui serait bientôt la norme. Car qui, s’il avait le choix, favoriserait le contact humain, qui les obligeait à un sourire, à quelques mots de politesse, par rapport à une technologie froide et performante, à qui on pouvait même donner un petit coup de pied discret si elle n’obéissait pas ? Il ne se faisait pas d’illusion, il faisait partie d’une espèce en voie de disparition. Celle des travailleurs non diplômés, dont personne ne pleurerait la perte. Et pourtant, ce jour-là, quand l’annonce fut officielle, il se sentit empreint d’une énergie nouvelle. Il faisait partie de ceux qu’on jugeait indispensables au maintien de la société. On mettait la plupart des entreprises aux arrêts, on disait aux grands patrons de rester chez eux, les avocats, les notaires mettaient temporairement la clé sous la porte… Mais pas lui. Il était attendu au poste 7 jours sur 7. La France avait besoin de lui pour continuer, les gens comptaient sur lui pour survivre. Il avait enfin un but, un rôle majeur à jouer. Il serait là, dans la longue file de robots en uniforme, face à la horde de citoyens paniqués déterminés à faire des réserves de papier toilette et de pâtes cuisson rapide avant l’apocalypse. Il les accueillerait avec le calme du véritable héros, et veillerait à ne surtout pas frôler leurs mains poisseuses et potentiellement contaminées, pour continuer, jour après jour, à servir son pays. Même s’il ne devait rester que lui au milieu des bips des machines immunisées, il serait là, jusqu’au bout, le dernier rempart contre la fin de la civilisation moderne.

Journal intime d’un chat domestique, épisode 21

J’ai fait quelque chose dont je ne suis pas fière hier, et je ne sais pas si je vais pouvoir me le pardonner. Ça doit être le confinement qui me tape sur les nerfs, les mini-humains qui squattent mon territoire 24 h/24, le stock de croquettes qui descend à vue d’œil, vais-je tenir jusqu’à la prochaine sortie courses ou vais-je devoir m’abaisser à manger les croquettes dégueu habituellement réservées aux chats « invités » ? C’est trop de pression pour moi et hier soir, j’ai craqué : j’ai fait un câlin à l’humain. Pourtant, depuis 5 ans, j’étais fidèle, réservant l’honneur de ma présence à mon humaine, considérant l’humain avec mépris à chaque fois qu’il tapotait ses genoux. Mais hier, je ne sais pas ce qui m’a pris, peut-être le dépit de voir mon humaine siroter son verre de vin plutôt que de me donner la priorité que je mérite. Ou un burnout dû à toutes ces siestes tronquées par les cris des mini-humains ? Ou peut-être tout simplement une crise existentielle… il paraît qu’en âge humain j’ai presque la quarantaine. Simplement, vu que je ne peux pas aller m’acheter une nouvelle voiture, j’opte pour l’option 2, l’infidélité. Je choisis d’autres genoux, pas plus jeunes, non, mais peut-être un peu plus rembourrés (l’humain s’agite beaucoup moins que l’humaine, même si elle appelle ça « faire du sport »). Je ne sais pas, je ne me reconnais plus. Je n’ose plus regarder mon humaine en face. Et l’humain est tellement fier de lui, ça me dégoûte. En plus, j’ai aimé ça, d’une certaine façon. Est-ce que ça fait de moi un mauvais chat ? Je devrais m’en ficher, je suis un chat, je fais ce que je veux. Quand je vous dis que ce confinement m’atteint à mon tour… Est-ce que je vais réussir à résister à la tentation, quand viendra l’heure de la télé, ce soir ? J’aimerais le croire, mais j’ai perdu toutes mes certitudes…

C’est le printemps !

Cette période de confinement est peut-être l’occasion pour certains d’écrire. Ce n’est pas vraiment mon cas, d’abord parce que, comme beaucoup, je jongle entre le travail et l’école à la maison de deux enfants, et puis parce que je ne peux écrire qu’en groupe, ou seule, mais à la terrasse du café, au milieu de l’effervescence. Et ces deux situations sont actuellement impossibles… Heureusement, il a le jogging d’écriture proposé depuis le début de l’année à mon fils de CM1 par sa maîtresse. Il continue pendant cette période étrange, et il nous offre une parenthèse de créativité en famille dont je suis très reconnaissante. Donc chaque fois que je le peux, je m’arrête de travailler pour écrire au côté de mon « grand » en suivant les mêmes règles (15 minutes d’écriture) et la même consigne que lui… Voici le premier de ces textes. La consigne était « C’est le printemps »…

La présentatrice météo l’a annoncé hier au 20h de TF1. C’est le printemps ! Les jours rallongent, les températures s’adoucissent, les oiseaux pépient, les bourgeons se forment. C’est le printemps et ça me fait une belle jambe. Je suis coincé dans cette cellule de 10 m² avec une minuscule fenêtre à barreaux. Je vois s’il fait jour ou nuit, s’il pleut ou s’il neige, et je devine à une minuscule variation de la luminosité si le soleil perce ou pas à travers les nuages. La fenêtre ne s’ouvre pas, bien sûr. Alors, qu’il fasse chaud ou froid ne change rien pour moi, ici il fait toujours un peu froid de toute façon. On n’a jamais tout à fait chaud quand on est seul. Si je tends l’oreille, je peux parfois entendre les oiseaux, surtout tôt le matin, quand les marteaux piqueurs et les camions sont encore à l’arrêt. Les gardes nous réveillent tous les jours à 6 heures, comme si nous avions un emploi du temps chargé à respecter, autre que de fixer les taches au plafond, de manger la bouille infâme qu’ils nous glissent trois fois par jour par l’ouverture de la porte conçue à cet effet, et à faire quelques exercices pour se préparer à une hypothétique sortie, dans un futur que nous n’osons imaginer de peur de trop y croire. Pour l’instant, je ne vois les bourgeons qu’en fermant très fort les yeux pour retrouver des bribes de souvenirs de plus en plus flous. Des souvenirs du temps d’avant où je ne savais pas ma chance de pouvoir profiter de la chaleur du soleil, des cris des oiseaux et des grains de pollen qui me faisaient éternuer. Du temps où le printemps n’était pas qu’une annonce dérisoire d’une présentatrice météo.

L’étrangère du square (verso)

C’était sa première fois. Ça se voyait au regard incertain lors de son arrivée, à sa façon de jauger les lieux, comme si elle établissait une stratégie de sortie, pour pouvoir s’échapper le plus rapidement ou discrètement possible. L’entrée principale, et deux sorties plus petites, sur des rues moins passantes. Puis la disposition du square : deux séries de trois bancs, des deux côtés de l’espace jeu pour les plus petits, constitué d’un toboggan, d’un tape-cul et d’une balançoire. Un plus à l’écart, un autre banc, et de l’autre côté, une toile d’araignée pour les plus grands. L’analyse avait duré quelques secondes seulement au total, mais en habituée du lieu, elle l’avait remarquée. On remarquait toujours les étrangers, les touristes, ceux qui n’étaient pas à leur place. Elle lui fit un petit signe de tête assorti d’un sourire pincé. Elle voulait montrer qu’elle était polie, qu’elle lui souhaitait la bienvenue. Pour qu’on ne puisse rien lui reprocher quand elle ne répondrait pas à l’invitation tacite. Car elle le savait, elle choisirait le banc esseulé, elle ne se mêlerait pas au groupe des habituées. C’était la même chose à la sortie de l’école. Elle était arrivée à la rentrée, avec ses deux enfants, une fille et un garçon, de la catégorie des mal peignés, comme on les surnommait. Ceux dont les mères, perpétuellement pressées, toujours en retard, s’humidifiaient les doigts avec de la salive avant de lisser la chevelure en pétard de leurs rejetons. Elles avaient beau le faire discrètement, cela se voyait au résultat. C’était le genre de mère qui se garait en double file devant l’école, ou, pire, déposait leur enfant en ralentissant à peine, comme un vieux paquet, avant de passer à l’élément suivant de leur to-do list. Maëva renifla à cette pensée un peu méchante dont elle ne tirait même plus de culpabilité aujourd’hui. On avait beau essayer de les aider, ces mères-là, de les accueillir parmi nous, de leur proposer de s’engager dans l’association des parents d’élèves, ou du moins, de participer aux sorties, ou de faire un gâteau pour la kermesse, elles se croyaient trop bien pour s’abaisser à des activités si terre-à-terre, qu’elles laissaient aux mères au foyer qui n’avaient à l’évidence rien d’autre à faire. Elles ne savaient pas ce que signifiait se donner entièrement pour ses enfants, s’oublier totalement, pour leur garantir un cadre familial stable et rassurant et mieux les préparer à la réussite. Aujourd’hui elle les avait emmenés au square, comme pour se faire pardonner toutes ces après-midi passés chez la nourrice, à s’abrutir devant la télé, sans doute. Comme si une demi-heure de sacrifice pouvait compenser ces heures que Maëva passait, elle, à préparer des goûters maison, à confectionner des centaines de paquets de bonbons, à distribuer des tracts pour s’assurer qu’un maximum de parents se rendent au loto annuel de l’école. Une demi-heure au square ! Demi-heure qu’elle passerait certainement le nez sur son téléphone, comme toutes ces mères modernes, en laissant ses enfants mal peignés livrés à eux-mêmes ! « Bonjour Maeva » lança Solène de son banc. « Bonjour Solène, quel plaisir de te voir ici ! Tu as pris un RTT ? » Solène ne lui répondit pas. Elle fit mine de ne pas comprendre l’allusion et tourna son regard vers ses enfants qui enchaînaient les tours de toboggan en se mêlant à leurs camarades de classe, inconscients qu’ils seraient peut-être aussi un jour considérés comme étrangers aux enfants mal peignés.

L’étrangère du square (recto)

Un jour d’avril, à la sortie de l’école, elle avait proposé aux enfants de faire un crochet par le square. Le soleil étrennait ses premiers rayons de printemps, et elle se sentait d’humeur généreuse. Elle n’aimait pourtant pas ces lieux où se retrouvaient les mamans au foyer du quartier, jour après jour, pour montrer à quel point elles dorlotaient leurs enfants alors que, sur place, elles passeraient leur temps penchées sur leur téléphone, ou, deux par deux, à dire du mal des autres mères et de la tenue de leurs enfants. Mais ses enfants avaient eu l’air tellement heureux de remplacer la traditionnelle séance télé de 16h30 par d’innombrables tours de toboggan qu’elle s’était laissé entraîner par leur joie. Sur place, il y avait la foule habituelle de sortie d’école, composée exclusivement de mères, de nounous et d’enfants de 2 à 8 ans. Pas l’ombre d’une présence masculine à l’horizon, les rares pères au foyer ne faisaient pas le square, et comment les blâmer ? Tout homme échoué ici aurait été le centre d’attention, la bête curieuse de la bande de perruches. Un peu comme elle, à un moindre niveau. Elle avait fait un signe de tête aux mères qu’elle connaissait de vue, et elle sentait bien qu’elle était depuis leur principal sujet de discussion. « Tiens, elle daigne se mêler à nous » devaient-elle se dire. « Le loup sort de sa tanière… » Elle savait comme il était impopulaire, dans cette petite école de quartier, de faire bande à part. De ne pas faire partie de l’association de parents d’élèves, d’amener un cake industriel aux ventes de gâteau réalisées pour financer les sorties scolaires, de ne pas rester dix à quinze minutes à discuter devant la porte tous les matins. Les premiers jours, une mère avait été missionnée pour en apprendre le plus possible sur elle, mais elle avait éludé toutes ses questions et s’était contentée de sourire faiblement et de prétexter un rendez-vous. Depuis, elle était la nouvelle venue, l’étrangère. Celle qui ne coordonnait pas parfaitement les vêtements de son fils, celle dont la fille était généralement coiffée à la va-vite, sur le parking de l’école, une main passée dans les cheveux pour les aplatir au maximum. Elle ne respectait pas les règles et s’était ainsi auto-exclue. Heureusement, ses enfants avaient réussi à se faire rapidement des amis, ils n’étaient pas comme elle, ils osaient aller vers les autres et ne se posaient pas de questions. Ils n’étaient pas invités à tous les anniversaires, mais contrairement à ce qu’elle craignait au début, ils avaient quand même un petit groupe d’amis qui semblaient les apprécier, malgré leur récente arrivée, malgré leur mère, cette inconnue qui semblait vouloir le rester. Elle s’assit un peu à l’écart, sur le seul banc resté inoccupé car il était à l’ombre. Elle préférait avoir froid que de devoir demander à partager le banc avec l’une d’entre elles. Oh, elles n’auraient pas refusé directement, elles avaient passé le cap de l’adolescence où la perfidie se joue à visage ouvert. Quand on grandit, on apprend à faire semblant, à composer un sourire de façade, à blesser de manière moins frontale. On apprend à dire « Oui, bien sûr », alors qu’on veut dire non. Personne n’est dupe, et le rejet est, dans un sens, encore plus cuisant. Comment pourrait-elle s’asseoir avec elle, sentir leur gêne, comprendre que sa présence, si proche, muselait leur envie de parler librement… Ou pire, s’obliger à faire la conversation, à parler de tout et de rien, surtout de rien pour éviter de se révéler. Elle avait toujours été mauvaise à ce jeu-là. Elle avait appris à dire « Bonjour  », distinctement, après des années de remarques de sa mère. Elle avait appris à sourire, sans montrer les dents. Elle avait appris à dire « Oui, merci », et « Bonne journée à vous aussi ». Mais ses capacités s’arrêtaient là. Alors elle était sur ce banc, à distance réglementaire, elle frissonnait un peu, elle gardait un œil sur sa progéniture pour limiter les cancans, elle ne s’autorisait pas à sortir son téléphone pour les mêmes raisons, et elle faisait semblant d’être à sa place, de s’amuser, même. Elle dessina un léger sourire sur son visage et le laissa-là, même si cela lui donnait l’air d’une folle. Son fils enchaînait les tours de toboggan comme d’autres les tours de stade, sa fille, plus posée, plus méthodique, alternait entre les différents jeux, s’arrêtait pour discuter avec ses camarades, rire à leurs plaisanteries, tout ce qu’en somme, elle n’avait pas appris de sa mère. Solène sourit à nouveau, mais un véritable sourire cette fois-ci. Elle avait bien fait de venir. Elle n’était pas à sa place, elle ne le serait jamais vraiment mais ses enfants, eux, l’étaient, et c’était l’essentiel. Leur éviter d’être un jour, à leur tour, l’étranger du square.