Un héros ordinaire

Chaque année, l’alliance française de Genève organise une « performance d’écriture » intitulée Écrivain d’un soir. Un samedi soir, à 21h, les personnes inscrites reçoivent trois propositions d’écriture et doivent renvoyer leur inspiration à minuit du même jour dernier délai.

Voici mon texte écrit à cette occasion en mars de cette année, « Un héros ordinaire ».

Il n’avait l’air de rien, pourtant. Il n’était ni très grand, ni très fort. Il n’était jamais sorti du lot, n’avait jamais brillé par son intelligence. Il n’était certainement pas beau. C’était un homme moyen, dans tous les sens du terme. Sa vie s’écoulait, jour après jour, sans que rien d’exceptionnel ne vienne la bousculer. Sa banalité le rendait invisible aux autres, et à lui-même. La plupart des gens ne cherchaient même pas à lire le prénom qui était inscrit sur son badge. Il était interchangeable, remplaçable. D’ailleurs, dans quelques années, il n’existerait plus. Des machines, plus performantes, moins coûteuses, commençaient déjà à remplacer ses pareils. Dans la longue file des robots en uniforme dont il faisait partie, il y avait désormais deux intrus, aux numéros 5 et 12. Le « libre-service » qui serait bientôt la norme. Car qui, s’il avait le choix, favoriserait le contact humain, qui les obligeait à un sourire, à quelques mots de politesse, par rapport à une technologie froide et performante, à qui on pouvait même donner un petit coup de pied discret si elle n’obéissait pas ? Il ne se faisait pas d’illusion, il faisait partie d’une espèce en voie de disparition. Celle des travailleurs non diplômés, dont personne ne pleurerait la perte. Et pourtant, ce jour-là, quand l’annonce fut officielle, il se sentit empreint d’une énergie nouvelle. Il faisait partie de ceux qu’on jugeait indispensables au maintien de la société. On mettait la plupart des entreprises aux arrêts, on disait aux grands patrons de rester chez eux, les avocats, les notaires mettaient temporairement la clé sous la porte… Mais pas lui. Il était attendu au poste 7 jours sur 7. La France avait besoin de lui pour continuer, les gens comptaient sur lui pour survivre. Il avait enfin un but, un rôle majeur à jouer. Il serait là, dans la longue file de robots en uniforme, face à la horde de citoyens paniqués déterminés à faire des réserves de papier toilette et de pâtes cuisson rapide avant l’apocalypse. Il les accueillerait avec le calme du véritable héros, et veillerait à ne surtout pas frôler leurs mains poisseuses et potentiellement contaminées, pour continuer, jour après jour, à servir son pays. Même s’il ne devait rester que lui au milieu des bips des machines immunisées, il serait là, jusqu’au bout, le dernier rempart contre la fin de la civilisation moderne.

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