Un jour d’avril, à la sortie de l’école, elle avait proposé aux enfants de faire un crochet par le square. Le soleil étrennait ses premiers rayons de printemps, et elle se sentait d’humeur généreuse. Elle n’aimait pourtant pas ces lieux où se retrouvaient les mamans au foyer du quartier, jour après jour, pour montrer à quel point elles dorlotaient leurs enfants alors que, sur place, elles passeraient leur temps penchées sur leur téléphone, ou, deux par deux, à dire du mal des autres mères et de la tenue de leurs enfants. Mais ses enfants avaient eu l’air tellement heureux de remplacer la traditionnelle séance télé de 16h30 par d’innombrables tours de toboggan qu’elle s’était laissé entraîner par leur joie. Sur place, il y avait la foule habituelle de sortie d’école, composée exclusivement de mères, de nounous et d’enfants de 2 à 8 ans. Pas l’ombre d’une présence masculine à l’horizon, les rares pères au foyer ne faisaient pas le square, et comment les blâmer ? Tout homme échoué ici aurait été le centre d’attention, la bête curieuse de la bande de perruches. Un peu comme elle, à un moindre niveau. Elle avait fait un signe de tête aux mères qu’elle connaissait de vue, et elle sentait bien qu’elle était depuis leur principal sujet de discussion. « Tiens, elle daigne se mêler à nous » devaient-elle se dire. « Le loup sort de sa tanière… » Elle savait comme il était impopulaire, dans cette petite école de quartier, de faire bande à part. De ne pas faire partie de l’association de parents d’élèves, d’amener un cake industriel aux ventes de gâteau réalisées pour financer les sorties scolaires, de ne pas rester dix à quinze minutes à discuter devant la porte tous les matins. Les premiers jours, une mère avait été missionnée pour en apprendre le plus possible sur elle, mais elle avait éludé toutes ses questions et s’était contentée de sourire faiblement et de prétexter un rendez-vous. Depuis, elle était la nouvelle venue, l’étrangère. Celle qui ne coordonnait pas parfaitement les vêtements de son fils, celle dont la fille était généralement coiffée à la va-vite, sur le parking de l’école, une main passée dans les cheveux pour les aplatir au maximum. Elle ne respectait pas les règles et s’était ainsi auto-exclue. Heureusement, ses enfants avaient réussi à se faire rapidement des amis, ils n’étaient pas comme elle, ils osaient aller vers les autres et ne se posaient pas de questions. Ils n’étaient pas invités à tous les anniversaires, mais contrairement à ce qu’elle craignait au début, ils avaient quand même un petit groupe d’amis qui semblaient les apprécier, malgré leur récente arrivée, malgré leur mère, cette inconnue qui semblait vouloir le rester. Elle s’assit un peu à l’écart, sur le seul banc resté inoccupé car il était à l’ombre. Elle préférait avoir froid que de devoir demander à partager le banc avec l’une d’entre elles. Oh, elles n’auraient pas refusé directement, elles avaient passé le cap de l’adolescence où la perfidie se joue à visage ouvert. Quand on grandit, on apprend à faire semblant, à composer un sourire de façade, à blesser de manière moins frontale. On apprend à dire « Oui, bien sûr », alors qu’on veut dire non. Personne n’est dupe, et le rejet est, dans un sens, encore plus cuisant. Comment pourrait-elle s’asseoir avec elle, sentir leur gêne, comprendre que sa présence, si proche, muselait leur envie de parler librement… Ou pire, s’obliger à faire la conversation, à parler de tout et de rien, surtout de rien pour éviter de se révéler. Elle avait toujours été mauvaise à ce jeu-là. Elle avait appris à dire « Bonjour », distinctement, après des années de remarques de sa mère. Elle avait appris à sourire, sans montrer les dents. Elle avait appris à dire « Oui, merci », et « Bonne journée à vous aussi ». Mais ses capacités s’arrêtaient là. Alors elle était sur ce banc, à distance réglementaire, elle frissonnait un peu, elle gardait un œil sur sa progéniture pour limiter les cancans, elle ne s’autorisait pas à sortir son téléphone pour les mêmes raisons, et elle faisait semblant d’être à sa place, de s’amuser, même. Elle dessina un léger sourire sur son visage et le laissa-là, même si cela lui donnait l’air d’une folle. Son fils enchaînait les tours de toboggan comme d’autres les tours de stade, sa fille, plus posée, plus méthodique, alternait entre les différents jeux, s’arrêtait pour discuter avec ses camarades, rire à leurs plaisanteries, tout ce qu’en somme, elle n’avait pas appris de sa mère. Solène sourit à nouveau, mais un véritable sourire cette fois-ci. Elle avait bien fait de venir. Elle n’était pas à sa place, elle ne le serait jamais vraiment mais ses enfants, eux, l’étaient, et c’était l’essentiel. Leur éviter d’être un jour, à leur tour, l’étranger du square.
2 réponses sur “L’étrangère du square (recto)”
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On imagine tout à fait la scène, j aime beaucoup
Merci Geneviève !