L’étrangère du square (verso)

C’était sa première fois. Ça se voyait au regard incertain lors de son arrivée, à sa façon de jauger les lieux, comme si elle établissait une stratégie de sortie, pour pouvoir s’échapper le plus rapidement ou discrètement possible. L’entrée principale, et deux sorties plus petites, sur des rues moins passantes. Puis la disposition du square : deux séries de trois bancs, des deux côtés de l’espace jeu pour les plus petits, constitué d’un toboggan, d’un tape-cul et d’une balançoire. Un plus à l’écart, un autre banc, et de l’autre côté, une toile d’araignée pour les plus grands. L’analyse avait duré quelques secondes seulement au total, mais en habituée du lieu, elle l’avait remarquée. On remarquait toujours les étrangers, les touristes, ceux qui n’étaient pas à leur place. Elle lui fit un petit signe de tête assorti d’un sourire pincé. Elle voulait montrer qu’elle était polie, qu’elle lui souhaitait la bienvenue. Pour qu’on ne puisse rien lui reprocher quand elle ne répondrait pas à l’invitation tacite. Car elle le savait, elle choisirait le banc esseulé, elle ne se mêlerait pas au groupe des habituées. C’était la même chose à la sortie de l’école. Elle était arrivée à la rentrée, avec ses deux enfants, une fille et un garçon, de la catégorie des mal peignés, comme on les surnommait. Ceux dont les mères, perpétuellement pressées, toujours en retard, s’humidifiaient les doigts avec de la salive avant de lisser la chevelure en pétard de leurs rejetons. Elles avaient beau le faire discrètement, cela se voyait au résultat. C’était le genre de mère qui se garait en double file devant l’école, ou, pire, déposait leur enfant en ralentissant à peine, comme un vieux paquet, avant de passer à l’élément suivant de leur to-do list. Maëva renifla à cette pensée un peu méchante dont elle ne tirait même plus de culpabilité aujourd’hui. On avait beau essayer de les aider, ces mères-là, de les accueillir parmi nous, de leur proposer de s’engager dans l’association des parents d’élèves, ou du moins, de participer aux sorties, ou de faire un gâteau pour la kermesse, elles se croyaient trop bien pour s’abaisser à des activités si terre-à-terre, qu’elles laissaient aux mères au foyer qui n’avaient à l’évidence rien d’autre à faire. Elles ne savaient pas ce que signifiait se donner entièrement pour ses enfants, s’oublier totalement, pour leur garantir un cadre familial stable et rassurant et mieux les préparer à la réussite. Aujourd’hui elle les avait emmenés au square, comme pour se faire pardonner toutes ces après-midi passés chez la nourrice, à s’abrutir devant la télé, sans doute. Comme si une demi-heure de sacrifice pouvait compenser ces heures que Maëva passait, elle, à préparer des goûters maison, à confectionner des centaines de paquets de bonbons, à distribuer des tracts pour s’assurer qu’un maximum de parents se rendent au loto annuel de l’école. Une demi-heure au square ! Demi-heure qu’elle passerait certainement le nez sur son téléphone, comme toutes ces mères modernes, en laissant ses enfants mal peignés livrés à eux-mêmes ! « Bonjour Maeva » lança Solène de son banc. « Bonjour Solène, quel plaisir de te voir ici ! Tu as pris un RTT ? » Solène ne lui répondit pas. Elle fit mine de ne pas comprendre l’allusion et tourna son regard vers ses enfants qui enchaînaient les tours de toboggan en se mêlant à leurs camarades de classe, inconscients qu’ils seraient peut-être aussi un jour considérés comme étrangers aux enfants mal peignés.

4 réponses sur “L’étrangère du square (verso)”

  1. J’ai relu le précédé bien entendu .. beau travail ma puce .. ça a dû être compliqué.. beau résultat

    1. Pas du tout, j’y vais jamais au square moi 🙂 Pourquoi, tu me prends pour quel personnage ? La maman parfaite ou celle des enfants mal peignés ?

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