Une vie réinventée

Je passai à la boîte à livres pour y reposer le très beau « Carol », de Patricia Highsmith. Elle était bien chargée, dans un tas désordonné où se côtoyaient romans de gare et biographies d’hommes politiques, un méli-mélo qui me donnait toujours des envies de rangement, de réorganisation. L’envie de mettre en avant les livres qui, selon moi, le méritaient plus que les autres. Je reposai la pile et une photo tomba d’un roman policier dont le titre faisait froid dans le dos : « Cérémonies barbares ». Une vieille dame de quatre-vingt-dix ans au moins me regardait. Au dos, « Jeanne, Noël 2017 ». Elle posait pour la photo, la tête sur les mains, le visage tout en rides et le regard triste. J’aurais tant aimé la voir sourire. Est-ce que cette photo manquait à son propriétaire ? Est-ce que la contempler lui rappelait les bons moments passés ensemble ? Ou est-ce qu’au contraire il l’avait délibérément oubliée ici pour lui faire faire un bout de chemin ? Est-ce que, comme moi, elle lui faisait plus de mal que de bien ? Car il y avait tant de tristesse dans ce regard, c’était celui de quelqu’un qui était arrivé au bout de sa vie, et qui avait des regrets. Je la plaçai dans le livre que je venais de rapporter, en espérant qu’elle serait plus émue que choquée par cette histoire d’amour entre deux femmes dans les années 50. Je ne voulais pas l’imaginer ainsi, usée, mélancolique. Je voulais la voir des dizaines d’années plus tôt, au moment où tout était encore possible. Lorsque le clac de la boîte à livres retentit, elle avait de nouveau 50 ans. Ses enfants étaient grands, elle accueillait ses petits enfants pendant les vacances, s’émerveillait de la première dent du petit dernier. Elle lisait, jardinait, marchait, tricotait, riait avec ses amies. Elle peignait, faisait de la poterie, admirait les oiseaux. Elle avait quelques regrets mais elle y pensait peu. Et puis non ! Ça, c’était le passé de la femme aux yeux tristes. J’avais le pouvoir de lui donner tellement plus. Je pouvais lui imaginer une vie de brillante avocate se battant pour les droits des femmes, la faire voyager dans le monde entier, vivre pleinement ses rêves. J’ouvris et refermai de nouveau la boîte à magie. Voilà. Elle avait 20 ans et elle partait à Paris faire ses études, refusant d’écouter ses parents qui lui suggéraient un avenir plus convenable, trouver un mari, élever ses enfants. Elle courait, dansait, s’amusait, aimait, elle vivait pour ne rien regretter. Elle avait 10 ans, grimpant aux arbres, effeuillant les marguerites, passant de longues heures à lire et à rêver. Tout était possible, le monde était à ses pieds. Elle pouvait être tout ce qu’elle voudrait, et elle ne manquait pas d’idées.

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