Déformation musicale

Ça y est, il allait y passer. Il redoutait ce moment depuis le début de l’année. Elle finirait bien par l’interroger, par l’évaluer. Elle finirait bien par se rendre compte. Il fixait sagement son cahier, se faisait le plus discret possible, mais il avait beau essayer, il n’arrivait pas à se rendre invisible. Être magicien et arriver à se faire disparaître ! Il avait l’impression qu’on ne voyait que lui et ses joues cramoisies. Son voisin de table était passé, il n’avait entendu que le cognement de son cœur dans ses tympans, il ne pouvait même pas espérer répéter la même chose. Elle prononçait enfin son nom. Le ventre noué, il se força à respirer. Les notes dansaient sur la partition, clés de sol et de fa semblaient rire de lui. Pendant les cours, il captait quelques mots, plus légers que l’air, ils étaient si jolis et si menaçants à la fois. Les termes « binaire » et « ternaire » lui faisaient l’effet d’ères préhistoriques. « Double croche », pourquoi pas triple Lutz piqué ? La blanche et la noire pointées lui évoquaient juste le zéro pointé qui allait lui revenir à coup sûr. Le « contretemps », c’était pour lui toute la définition du solfège, un contretemps d’une heure quinze chaque semaine, un point noir dans son planning, un moment de torture intellectuelle parfaitement inutile. Et que dire du « triolet » ? Ce n’était pas un bâtiment du Château de Versailles ? Apparemment pas, à en croire la tête de la prof. Alors il ânonna comme il put les différentes notes, essayant de donner le change au maximum, tout en sachant que personne n’était dupe. Il voyait son voisin de droite s’enfoncer à son tour dans son siège et quand il leva les yeux, les regards de ses camarades étaient aussi dans le vide. S’il suffisait de le vouloir, on en observerait des disparitions soudaines en classe de formation musicale. Mais hélas, aucun d’entre eux n’avait de pouvoir magique.

Quelques semaines plus tard, je reçois les résultats dans ma boîte mail : « Pour les rythmes binaires, il faut revoir : la croche pointée suivie de la double croche, la blanche pointée, le triolet, la noire pointée suivie de la croche, le contretemps et pour le ternaire la noire suivie de la croche ». Je relis trois fois le commentaire d’évaluation avant de soupirer. Zut, pas d’astérisque à la fin avec une explication en bas de page. J’ai sans doute des souvenirs enfouis de mes propres années solfège, mais pour les faire remonter à la surface, il faudrait des années de psychothérapie, et c’est trop dangereux… Triolet, double croche pointée, quels sont ces animaux étranges ? Y a pas à dire, on est mal barrés.

Une réponse sur “Déformation musicale”

  1. Séance de torture, texte qui en dit long sur ces longues années de solfège obligatoires… on voit que tu connais la chanson
    Beau et triste à la fois

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