Je suis passé du jour en lendemain de trop petit à trop grand. Je ne comprends pas ce qui est arrivé. Hier encore j’avais le droit de terminer ma promenade sur les épaules de papa, voire sur la marche de la poussette. Maintenant, il me faut marcher encore et encore, et quand ma mère consent à me porter, c’est sur quelques mètres seulement. Je tente bien d’attiser son ego lui disant que mamie est plus forte qu’elle, elle qui accepte encore avec plaisir de me prendre sur son dos de temps en temps, mais ça coule sur maman qui ne pense qu’à protéger le sien. « Tu es trop lourd ». Pas question de me porter dans les escaliers, elle s’écroulerait à mi-chemin. Prendre un bain avec elle ? Ça fait longtemps que je suis trop grand aussi. Le petit cheval, le bateau sur les genoux, c’est rare qu’on me les accorde désormais. Mon frère, de quelques kilos plus légers, garde encore quelques privilèges. On peut lui faire faire l’avion, pour moi il ne décolle plus. J’ai beau exiger le même traitement, mon père s’essouffle en quelques secondes et le résultat n’est pas le même. Quand je pense que j’attendais avec tant d’impatience de ne plus être trop petit, je suis passé, dans certains domaines, du côté des trop grands, alors que je ne savais même pas que ce monde-là existait.
Cache-cache
« On a joué à cache-cache dans la classe ce matin », me dit-il. « C’était trop rigolo. La maîtresse a mis une table contre la porte et on s’est tous cachés, et la directrice a essayé d’entrer mais elle n’a pas pu. La maîtresse est trop forte, elle a poussé la table toute seule. Et nous on s’est cachés, moi j’étais caché sous une table. Le mieux caché c’était un Moyen, il s’est caché dans un placard, la directrice ne l’a pas trouvé. Il fallait pas faire de bruit, il y en a trois qui ont été trouvés parce qu’ils faisaient trop de bruit. Il y a une sirène qui a sonné pour nous dire de commencer à se cacher, et elle a sonné encore quand c’était terminé. Les petits aussi ont fait ça, mais plusieurs ont été trouvés parce qu’ils faisaient du bruit. C’était une blague pour la directrice, la maîtresse ne lui avait pas dit qu’on allait se cacher ».
J’imagine sans peine trente enfants étouffants de petits rires, cherchant la meilleure cachette possible, se félicitant de ne pas avoir été trouvés, ou du moins pas trop vite, fiers du tour qu’ils jouent à la directrice. L’excitation et la joie, pure, innocente, d’une activité inattendue. Je vois les sourires complices de la maîtresse, même si elle joue un rôle, même si elle est consciente, elle, du sérieux de la situation, même si elle sait que c’est aux enfants qu’elle joue un tour, en réalité.
La gorge nouée, je parviens à lui répondre « C’est bien, mon Clément », alors qu’il me répète « Mettre une table contre la porte, quand même ! ».
Il se rappellera de ce moment. Peut-être que dans quelques années, il réalisera ce qui s’est vraiment passé, le but de ce jeu qui n’en était pas un. Mais pour l’instant je le laisse à sa joie de co-conspirateur fier des muscles de sa maîtresse et de ses capacités de dissimulation. Il a bien le temps d’apprendre que les parties de cache-cache improvisées n’en sont pas toujours, et qu’à l’école on joue aussi pour se préparer au pire.
Journal intime d’un chat domestique – épisode 6
Les humains ont plein de concepts bizarres. L’un d’entre eux s’appelle la « famille ». Je ne comprends pas trop à quoi ça sert. Si comme moi votre mère vous filait une rouste dès que vous mettez une patte sur son territoire, vous comprendriez sans doute mon point de vue. Mais pour mes humains, la famille, c’est important, et l’une des règles, je l’ai appris à mes dépens, c’est « On n’agresse pas les membres de sa famille ». Je trouve ça un peu farfelu. Je ne vois pas pourquoi certains chats auraient une immunité et qu’on n’aurait plus le droit de les taper sous prétexte que c’est notre sœur ou une cousine éloignée… D’ailleurs, le principe ne tient pas debout parce que les mini-humains passent leur temps à se battre. Toujours est-il qu’on m’a expliqué que je n’avais pas le droit de frapper ma sœur, même si elle est sur mon territoire. « Laisse Misti tranquille, Pupuce, elle est gentille ». Les humains se permettent de lui donner des croquettes, même de lui faire un ou deux câlins et il faut que je prenne sur moi. Bon, il faut dire qu’elle fait un peu pitié. C’est la seule raison pour laquelle je fais preuve de retenue. Je me dis, « Pupuce, soit sympa, donne-lui juste un petit coup de patte derrière la tête histoire d’être quitte » (et puis ça a l’avantage de ne pas trop se voir). Figurez-vous qu’elle avait aussi trouvé des humains, et puis, manque de bol, ils lui ont fait des infidélités avec un chat roux deux fois plus gros qu’elle. Moi à sa place, j’aurais tenu bon, quand on a une maison et un canapé, on se les laisse pas prendre par le premier rouquin venu. Mais vu qu’elle a peur de son ombre, elle s’est retrouvé plus ou moins SHF*. D’où ses visites régulières sur le rebord de la fenêtre de la cuisine. Alors quand je la vois pointer le bout de son nez, je respire un grand coup et je laisse couler. Et puis j’organise un débat interne avec moi-même afin de déterminer dans quelle pièce je vais faire ma prochaine sieste… Ce sera sur le canapé-lit du mini-humain, ça lui fera plaisir (vous voyez, je suis sympa). En son absence, évidemment, il faut pas pousser.
*Note de l’humaine : SHF = Sans humain fixe
Ma cicatrice
J’ai une petite cicatrice oblique sur la lèvre supérieure. Elle n’a jamais figuré à la liste de mes complexes, peut-être parce que j’ai bâti toute une histoire autour d’elle. J’avais trois ans quand c’est arrivé. J’étais à Disneyworld avec mes parents et au milieu de la foule, une des mascottes m’a fait tomber. Ce n’est pas vraiment ce qui s’est passé, mais je me suis si souvent dit cette histoire que désormais elle est ma vérité, et que les circonstances exactes de l’événement ne m’intéressent pas. Ce serait de toute façon bien plus banal. Et qui m’empêche d’imaginer un cadre fantastique à cette partie de moi qui me distingue des autres ? Je ne veux pas être parmi les milliers qui tombent bêtement dans les escaliers et doivent aller aux urgences se faire poser deux points de suture par l’interne de service. Qui voudrait écouter cette histoire ? Ce qui est sûr, c’est que je n’ai aucune envie de la raconter. Non, j’étais à Disneyworld avec mes parents, et au milieu de la foule, une des mascottes m’a fait tomber. Je me souviens très bien d’ailleurs qui s’agissait de Mickey, rien que ça. Étouffant dans ses vêtements de souris, aveuglé par sa grosse tête en peluche, il n’a pas vu une petite fille d’un mètre de haut aux couettes blondes. Je suis tombée sur le trottoir et mes parents m’ont amené à l’infirmerie, où, qui sait, j’ai peut-être été soignée par une femme déguisée en Daisy. C’est ce qui explique que je n’aie jamais supporté cet idiot de Mickey. J’ai toujours ressenti sa perfidie et sa bassesse, qui seules pourraient expliquer une attaque aussi sauvage envers une enfant sans défense. J’ai cette cicatrice depuis mes trois ans, et l’élaboration de sa légende a été une des premières pierres de mes velléités d’écriture. Voilà pourquoi je l’aime tant, au final, ce petit trait oblique sur ma lèvre.
Trop petite
Tu es trop petite pour ça. Dormir avec tes cousins, jouer au Monopoly, partir pêcher. A chaque fois que je veux faire quelque chose, on me répond que je suis trop petite. L’année prochaine, peut-être. Mais c’est tellement loin, l’année prochaine. J’ai déjà du mal à imaginer ce que veut dire « demain ». L’année prochaine, est-ce que ça existe vraiment ? Ou est-ce une manœuvre de la part des adultes pour me refuser quelque chose ? Il y a un monde, toujours, entre les « grands » et moi. Je ne cours pas assez vite, je ne suis pas suffisamment agile, je ne sais pas jouer à ce jeu-là, je vais tout abîmer, et puis c’est l’heure de la sieste, de me coucher, comme s’il fallait toujours que je dorme pendant que les autres s’amusent. Pourtant je sais marcher maintenant, je sais parler, presque aussi bien qu’eux, et ce qui me manque en vocabulaire, je le compense par l’intensité de mes cris. Petite boule de nerfs en action permanente, moins d’un mètre de hauteur montée sur ressort, je refuse de me laisser oublier. Mon visage porte les traces de mes dernières chutes à trop vouloir partager mon énergie avec tous. J’ai une bosse sur le front, la lèvre un peu gonflée, un bleu qui s’estompe progressivement, mais cela ne me fera pas ralentir, non. Je continuerai à sauter et à courir pour rattraper les grands jusqu’à ce que je me sois moi aussi, suffisamment grande, qu’un autre m’ait remplacé du côté des exclus, des trop petits, mais pas-suffisamment-grands, des pas-encore, des peut-être-l’année-prochaine. Je les rattraperai coûte que coûte, même si je dois ajouter quelques bosses à ma collection. Moi je vais rentrer en petite section, je vais apprendre à lire et écrire, comme je l’annonce fièrement à tous et là, ils verront si je suis trop encore trop petite.
Signe particulier
Je n’ai jamais réussi à compter combien il y en a au total. Je me suis arrêtée un jour à 73. Aucune manière d’être sûre, de toute façon, certains sont si proches les uns des autres qu’ils se confondent, formant un amas presque indissociable. Mais cet amoncellement de grains de beauté, concentré sur cette grande tâche sombre sur mon avant-bras gauche, attire les regards et les questions depuis ma naissance. Je ne suis pas la seule à avoir des marques distinctives sur le corps, mais de cette taille, cela surprend toujours. Et que font au juste là tous ces petits grains de beauté, aussi serrés que des touristes sur un bout de plage ? Y ont-ils été attirés comme par un aimant ? Décidément, cette marque de fabrique n’est pas très catholique. La plupart du temps, les adultes se retiennent de me questionner. Peut-être ont-ils peur de la réponse que je pourrais leur donner. Mais les enfants, eux, pointent systématiquement mon bras du doigt et me demandent, « C’est quoi, ça ? » avec un air de curiosité teintée d’un léger dégoût. L’explication ne leur convient pas. Une tâche de naissance ? Qu’est-ce que c’est, au juste ? Elle doit bien cacher quelque chose. Cela ne suffit certainement pas à expliquer la taille, la forme et ces petits points, comme autant d’étoiles sur une constellation. Peut-être devrais-je mentir ? Évoquer un grand feu dont j’aurais échappé miraculeusement ? La trace laissée par la main d’un extraterrestre qui aurait essayé de m’enlever ? La carte d’une île au trésor que je serais la seule à savoir déchiffrer ? Les séquelles d’un combat à mort contre celui-dont-on-ne-prononce-pas-le-nom ? La preuve d’un contrat passé avec le diable lui-même ? Ou prendre un air effrayé en disant que je n’avais pas cette tâche hier, qu’elle doit être apparue pendant mon sommeil ? Maintenant que j’y pense, j’ai mangé trop de bonbons au goûter… Toute explication vaudrait mieux, aux yeux de mes petits interlocuteurs, que cette « tâche de naissance » qui ne les convainc pas et dont ils se désintéressent aussitôt.
Deux
Il y a tant d’amour entre eux, tant d’amour et de jalousie, tant d’amour et de chamailleries, tant d’amour et de crispation, de frustration, de délation, de « c’est lui qui a commencé », tant d’amour et de récriminations, tant d’amour et de « j’aimerais ne pas avoir de petit frère », tant d’amour et de pleurs, tant d’amour et de bêtises, tant d’amour et de cris, de hurlements, de punitions, de « il m’a poussé » et de « il n’avait qu’à pas me marcher dessus ».
Il n’y a qu’à voir comme il regarde son grand frère en espérant l’impressionner en poussant le bouchon encore un peu plus loin, le cherchant, le provoquant, le titillant, tout pour qu’il n’oublie pas son existence. Il n’y a qu’à voir l’émotion du grand quand le petit lui fait un bisou devant l’entrée de l’école. Il n’y a qu’à voir comme ils s’ennuient l’un de l’autre quand ils sont séparés, et la joie qu’ils ont à se retrouver. Il n’y a qu’à les voir s’enlacer quand ils pensent qu’on ne les regarde pas, ricaner aux mêmes bêtises qui ne cessent d’être drôles que lorsque l’on les sermonne. Pourvu que cet amour reste là, entre eux, malgré les disputes et les années. Pourvu qu’ils n’oublient pas la chance qu’ils ont d’être deux.
Journal intime d’un chat domestique – épisode 5
Mon moment préféré du mois, c’est quand les humains seniors viennent à la maison. Non pas que j’aie une affection particulière pour les cheveux blancs – d’ailleurs, ceux de l’humaine senior changent de couleur à chaque saison, mais c’est une autre histoire – mais je sais qu’ils ne viennent jamais les mains vides. Il paraît que ce sont des « grands-parents ». Ils ne m’ont pas l’air plus grands que les autres humains, mais bon, qu’est-ce que j’en sais, je suis un chat. Le principe des grands-parents, chez les humains, c’est de s’extasier devant leurs petits-enfants (« Qu’est-ce qu’il a grandi ! ». Bof, depuis un mois, pas tant que ça) et d’arriver avec plein de valises et de sacs, comme s’ils allaient rester trois semaines. Au début, ça m’énervait, et puis j’ai compris que les sacs contenaient bien souvent des cadeaux pour les mini-humains, ce qui me laisse indifférente, mais surtout de la nourriture ! Ils ont peut-être peur que les humains les empoisonnent, et vu ce qu’ils mangent parfois, je partage leur inquiétude. Toujours est-il que parmi cette nourriture humaine que je n’ai de toute façon pas le droit de toucher – même quand ça sent bon, et j’ai envie de dire, surtout quand ça sent bon – il y a toujours une ou deux boîtes de pâtée ou petites friandises qui me sont réservées. L’humaine trouve que la pâtée, c’est trop gras, et elle n’apprécie pas le fait que j’en laisse toujours un peu au fond du bol et que je refuse de manger ce qui est sorti de la boîte depuis plus d’une demi-heure. Elle dit que ça attire les mouches – oui, je suis d’accord, elle est un peu rabat-joie. Les humains seniors, eux, ne peuvent pas résister à mes miaulements. Comme ils sont deux, j’arrive souvent à leur faire croire que je n’ai pas mangé alors que l’autre m’a nourri il y a à peine dix minutes. À chacune de leurs visites, je prends au moins 200 grammes. J’ai vu sur le calendrier qu’ils revenaient bientôt. J’en salive d’avance…
Journal intime d’un chat domestique – épisode 4
Les humains sont de retour de vacances. Par contre, il en manque deux à l’appel. La première fois que c’est arrivé, j’ai cru qu’ils les avaient oublié quelque part, j’ai cherché dans toute la maison en miaulant, rien n’y a fait. Je me suis dit qu’ils avaient enfin compris la parfaite inutilité des « enfants », mais ils ont refait surface quelques jours plus tard, j’en ai donc conclu que les personnes qui les avaient récupéré s’en étaient lassé aussi. Ils essayent bien de réitérer l’expérience de temps en temps, mais ils reviennent toujours. Ça me rappelle une histoire que me racontait ma maman quand j’étais petite, avec un petit chat qui tentait de retrouver son chemin dans la forêt après avoir été abandonné par ses parents, je ne sais pas si ça vous dit quelque chose… En attendant, j’ai repris mon travail de sape auprès de l’humaine. Je me place pile devant son visage quand elle essaye de travailler, de préférence avec la queue devant sa bouche, ou bien je me mets à sa fenêtre et la fixe jusqu’à ce qu’elle m’ouvre, puis, deux fois sur trois, je continue à la regarder tout en faisant mine de débattre de mon envie de rentrer ou non, puis je fais demi-tour. Je teste ainsi sa capacité à obéir à mes moindres caprices. Je suis assez fière d’elle, elle ne perd que rarement patience. J’évite ce type de manœuvre lorsqu’il pleut ou qu’il fait froid, car il m’est arrivé une ou deux fois de me retrouver bêtement dehors alors que je voulais vraiment rentrer. J’aime également beaucoup attendre à la fenêtre alors que la porte-fenêtre d’à côté est déjà ouverte. Les humains pensent que c’est involontaire. Mais quel intérêt d’entrer dans une pièce si personne ne s’en rend compte ? Il est bien plus satisfaisant de se faire ouvrir, puis de traverser fièrement le salon, la queue en l’air, en direction de la cuisine où l’humaine ne manquera pas d’ajouter quelques croquettes fraîches à mon plat. Avoir des maîtres a son avantage, même si ça demande un gros travail d’éducation.
Journal intime d’un chat domestique – épisode 3
Aujourd’hui, j’ai surpris l’humaine dans une position bizarre et un peu ridicule, en équilibre précaire sur une jambe, l’autre levée très haut en arrière, les bras en l’air et le regard fixe. Elle appelle ça du « yoga ». J’appelle ça un passeport pour l’hôpital. Et alors, qui me donnera à manger ? Quels égoïstes, ces humains ! Je l’ai observée un moment. Elle regardait un humain inconnu à la télévision (oui, j’ai découvert que le mot exact était « télévision », pas « latélé » mea culpa) et essayait de faire comme lui. Je dis bien « essayait ». Ça aurait pu être amusant mais j’avais faim et mon bol était presque vide. L’humain inconnu annonçait ce qu’il fallait faire au fur et à mesure. L’humaine suait à grosses gouttes et devenait de plus en plus rouge. Pourtant, c’était facile. Moi qui peut mettre ma patte derrière la tête pour me laver, je ne suis pas facilement impressionnée, même par un truc appelé « chien tête en bas » ou « chien à trois pattes ». D’ailleurs, j’ai eu beau regarder, je n’ai vu aucun chien, juste quelques humains en vêtements moulants sur un écran. Je dois avouer que je préfère. Les canidés sont loin d’être mon espèce favorite. J’ai essayé de me frotter aux jambes de l’humaine pour attirer son attention, mais elle m’a reproché de la déséquilibrer et de l’empêcher de faire son exercice correctement. J’ai décidé de lui laisser ses illusions et d’aller faire un somme. Il paraît que « qui dort dîne ». Ce n’est sans doute qu’une expression humaine idiote mais ça vaut le coup d’essayer. En plus, voir l’humaine gigoter comme ça m’a épuisé. Avec un peu de chance l’humain aura encore oublié de fermer la porte de leur chambre et je vais pouvoir me glisser discrètement dans le placard…