Trop petite

Tu es trop petite pour ça. Dormir avec tes cousins, jouer au Monopoly, partir pêcher. A chaque fois que je veux faire quelque chose, on me répond que je suis trop petite. L’année prochaine, peut-être. Mais c’est tellement loin, l’année prochaine. J’ai déjà du mal à imaginer ce que veut dire « demain ». L’année prochaine, est-ce que ça existe vraiment ? Ou est-ce une manœuvre de la part des adultes pour me refuser quelque chose ? Il y a un monde, toujours, entre les « grands » et moi. Je ne cours pas assez vite, je ne suis pas suffisamment agile, je ne sais pas jouer à ce jeu-là, je vais tout abîmer, et puis c’est l’heure de la sieste, de me coucher, comme s’il fallait toujours que je dorme pendant que les autres s’amusent. Pourtant je sais marcher maintenant, je sais parler, presque aussi bien qu’eux, et ce qui me manque en vocabulaire, je le compense par l’intensité de mes cris. Petite boule de nerfs  en action permanente, moins d’un mètre de hauteur montée sur ressort, je refuse de me laisser oublier. Mon visage porte les traces de mes dernières chutes à trop vouloir partager mon énergie avec tous. J’ai une bosse sur le front, la lèvre un peu gonflée, un bleu qui s’estompe progressivement, mais cela ne me fera pas ralentir, non. Je continuerai à sauter et à courir pour rattraper les grands jusqu’à ce que je me sois moi aussi, suffisamment grande, qu’un autre m’ait remplacé du côté des exclus, des trop petits, mais pas-suffisamment-grands, des pas-encore, des peut-être-l’année-prochaine. Je les rattraperai coûte que coûte, même si je dois ajouter quelques bosses à ma collection. Moi je vais rentrer en petite section, je vais apprendre à lire et écrire, comme je l’annonce fièrement à tous et là, ils verront si je suis trop encore trop petite.