Coups et blessures

Je les vois avant de les entendre, tout en gesticulations et en colère contenue, tentant de maintenir un volume de voix socialement acceptable. Il s’élève au-dessus d’elle tel un ogre, alors qu’elle se fait de plus en plus petite, penchée sur un sac dont elle vide, d’abord méthodiquement, puis de plus en plus fébrilement, toutes les poches dont le contenu s’éparpille sur le sol. Je m’approche progressivement d’eux, passager après passager, je sais que je vais finir par arriver à leur hauteur. Mon pouls s’accélère, je sens les gouttes de sueur commencer à perler. Je déteste les confrontations et pourtant celle-ci est inévitable. Je distingue ce qu’ils se disent à présent, les mots qu’ils se lancent comme on jetterait des pierres. Les coups qui partent, aller et retour. « C’est à toi de gérer ça ! » « Ah oui, comme je gère tout ? » Coup droit, crochet, uppercut. Les usagers autour d’eux les observent, comptent les points, ou regardent délibérément ailleurs, gênés par le spectacle. Certains se vissent un casque sur les oreilles ou plongent le nez dans un livre pour s’échapper. Je suis presque arrivée à leur hauteur. Je ne peux plus jouer la montre. Plus que trois billets à contrôler. Le sac est vide, maintenant. Il a cessé de contenir sa voix. Il crie. Elle a cessé de se défendre. Toute son énergie est concentrée sur un seul objectif : retenir ses larmes. Elle est affaissée sur son siège, les mains sur les yeux. J’enjambe les papiers, clés, mouchoirs et tubes de rouge à lèvres qui jonchent le couloir, prend une inspiration et esquisse mon plus beau sourire, la mort dans l’âme : « Vos billets, s’il vous plaît ». Il me regarde avec fureur. Elle éclate d’un rire dément. Je me penche, m’accroupis, ramasse au hasard un des papiers abandonnés sur le sol et m’exclame « Ah ! Les voilà ! ». Je composte le bulletin d’adhésion à la salle de gym de son mari, ajoute en gros « Contrôlé, le 21 septembre 2017 », et le tend à la femme. « Bonne journée, madame ! ». Puis, m’adressant à lui et lui montrant le tas amoncelé par terre : « Je crois que vous avez fait tomber quelque chose ». Il blêmit, et je lui tourne le dos, passant aux prochains usagers. Je sens son regard sur ma nuque mais je ne me retourne pas. Quand j’atteins la fin du wagon je le vois du coin de l’œil ramasser ce qui traîne et tout fourrer dans le sac. Sa femme le regarde. Elle semble avoir retrouvé quelques couleurs. Je lui lance un petit sourire avant de poursuivre mon chemin. Si j’ai remporté le combat, d’où vient ce goût amer dans ma bouche ?

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