L’insoupçonnable

Texte écrit autour de la visite de la maison natale de Jean de la Fontaine (qui est, je vous le donne en mille, à Château-Thierry). La consigne était d’écrire un texte mettant en scène la vie quotidienne de quelqu’un dans cette maison.

Il est encore enfermé dans son cabinet de travail. Il me semble pouvoir entendre le crissement de la plume sur le papier, mais je suis trop loin, c’est mon imagination qui me joue des tours. Il a prévu un déplacement à Paris demain. Cela veut dire que la pièce sera à moi pour plusieurs heures. C’est à moi que revient l’honneur de faire la poussière, de vider son pot de chambre. Je suis l’invisible, l’insoupçonnable. Je traverse la maison comme l’un de ses objets. Je ne serai jamais l’héroïne de ses fables. Mais cette insignifiance me protège car il ne se méfie pas de moi. Il ne s’imagine pas que depuis 30 ans que je suis là, j’ai appris seule à lire à partir de ce qu’il écrit et qu’il laisse à ma vue. Il ne sait donc pas que je suis en réalité sa première lectrice. Je n’ai jamais osé emporter les pages à l’étage, de peur de me faire prendre. Alors je frotte le plancher, nettoie tout ce que je peux, fais la poussière, tout cela le plus rapidement possible. Puis, quand je sais les autres occupées dans le reste de la maison, j’effleure les pages parfois immaculées, parfois très raturées, et je devine son état d’esprit. Je sais si ce jour-là, il était inspiré ou non. Je sais si sa tête était ailleurs. Je déchiffre ses mots et mon cœur bat à tout rompre, partagé entre la peur d’être découverte et l’excitation d’être la première à lire ces mots, bien avant Madame, qui n’a même pas le droit, ces temps-ci, de pénétrer dans cette pièce. Et je savoure cette petite victoire, je m’en souviens quand je suis à genoux par terre, à récurer le sol, quand l’odeur de leur crasse me pique les yeux. Je me rappelle un mot, une tournure, je les murmure pour moi-même et j’esquisse un sourire.

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